— Il est sans doute préférable que vous voyiez par vous-même, admit Selim.
Leur destination était le cimetière moderne à proximité du village. À l’instar des anciens lieux de sépulture, il était situé dans le désert, et non dans la bande verte irriguée qui bordait le fleuve. C’était le moment le plus chaud de la journée. Le sol aride cuisait au soleil. Pour la plupart, les tombes étaient petites et modestes, indiquées uniquement par de simples bornes ou par des pierres tombales basses semblables à des bancs. Le monument le plus impressionnant était le tombeau qu’ils avaient construit pour Abdullah d’après les plans dessinés par David. De forme traditionnelle – une structure à quatre côtés surmontée d’une coupole –, il était néanmoins exceptionnellement gracieux et attrayant. Même de loin, Ramsès vit qu’il était différent. Sa stupeur grandit comme ils approchaient. Une corde était tendue devant la ravissante entrée voûtée, sur laquelle étaient accrochés des objets disparates qui étaient probablement des offrandes – des colliers de perles et de verre, des mouchoirs, une touffe de cheveux. Sous la coupole, à côté du monument bas au-dessus de la tombe elle-même, une forme immobile était assise, sa tête enturbannée penchée, les mains jointes.
— Bonté divine ! s’exclama Ramsès. C’est Hassan. Mais que fait-il ici ?
— Il est le serviteur du cheikh.
— Quel cheikh ? Pas Abdullah !
Hassan se leva et vint à leur rencontre. Il se baissa pour passer sous la corde avec sa collection d’objets hétéroclites. Ramsès nota que le sol de marbre blanc était jonché de fleurs et de branches de palmier, certaines fraîches et aux couleurs vives, d’autres fanées. Hassan ne semblait pas pratiquer l’ascétisme. Il avait fumé un narghilé et des assiettes contenant du pain et de la nourriture étaient posées çà et là.
— Qu’est-ce que cela signifie, Hassan ? s’enquit vivement Ramsès. Personne n’aimait et n’admirait Abdullah plus que moi, mais ce n’était pas un saint homme.
— C’est bien que vous soyez venu, Frère des Démons, dit Hassan en utilisant le sobriquet égyptien de Ramsès.
Son sourire était béat. Ramsès se demanda s’il n’y avait pas eu autre chose dans la pipe, outre le tabac.
— C’est un cheikh, sans l’ombre d’un doute, poursuivit Hassan. N’a-t-il pas sauvé la vie de la Sitt Hakim en sacrifiant la sienne ? Ne l’a-t-il pas visitée en songe, comme le font les saints hommes, pour lui dire de lui édifier un tombeau convenable ?
Ramsès regarda Daoud. Celui-ci soutint son regard critique avec un sourire gêné. Comment leur corpulent ami avait-il eu connaissance des rêves de sa mère concernant Abdullah, il était incapable de le concevoir. Elle ne l’avait révélé à sa famille que tout récemment. Sa croyance en la validité de ces rêves était l’une des rares traces de superstition chez elle. Néanmoins, elle y croyait fermement. Le scepticisme qu’ils affichaient ne l’affectait pas le moins du monde, et Ramsès était obligé de reconnaître, ne serait-ce qu’au tréfonds de son être, que la cohérence et la vivacité de ses visions étaient étrangement impressionnantes. L’un des domestiques avait dû surprendre une conversation lorsqu’elle en parlait, et il avait fait circuler la nouvelle. Une fois celle-ci parvenue aux oreilles de Daoud, toute la rive ouest était aussitôt au courant !
— Mais un saint homme doit accomplir des miracles, objecta Ramsès.
— Il l’a fait, affirma Hassan. Alors que ce jeune scélérat, qui avait péché contre les lois du Prophète, s’apprêtait à tuer encore à l’ombre même du tombeau du cheikh Abdullah, celui-ci n’a-t-il pas détruit le pécheur ? Il a accompli d’autres miracles pour moi. Mon cœur était coupable et apeuré. Dès que je suis venu ici et ai fait la promesse d’être son serviteur, j’ai été heureux de nouveau, les douleurs dans mon corps ont disparu, et, voyez, d’autres viennent maintenant pour solliciter sa faveur. (Il montra de la main les pitoyables offrandes.) Il a déjà fait cesser la toux qui empêchait Mohammed Ibrahim de respirer et il a guéri la chèvre d’Ali. Venez prier avec moi. Demandez-lui sa bénédiction.
Ce n’était pas le haschisch qui faisait briller ses yeux. C’était la ferveur religieuse. Et qui suis-je, songea Ramsès, pour lui dire qu’il se trompe, ou pour nier une requête aussi anodine ?
Il connaissait les prières. Il les connaissait depuis l’enfance. Il ôta ses chaussures et suivit le chemin prescrit autour du catafalque. La voix de basse sincère de Daoud se confondit avec la sienne.
— Que la paix soit sur les Apôtres, et que Dieu soit loué, le Seigneur des créatures de la terre entière.
Ils s’en retournèrent vers la maison de Selim, laissant Hassan assis en tailleur sous la coupole. Daoud était enchanté de la surprise qu’il avait faite à Ramsès.
— Mon oncle Abdullah sera très content d’être cheikh, fit-il remarquer. La prochaine fois qu’il parlera à la Sitt Hakim, il le lui apprendra certainement.
— Je ne manquerai pas de vous en informer, si tel est le cas, dit Ramsès avec ironie.
Il était incapable d’imaginer comment sa mère réagirait à cette nouvelle.
Selim s’était joint aux prières mais pas à la discussion. Il marchait en silence. Ramsès ignorait l’étendue de sa piété. Selim suivait les Cinq Piliers de l’islam, observant le jeûne du ramadan et donnant des aumônes généreuses aux pauvres, mais certaines de ses habitudes avaient été affectées par son anglophilie déclarée. Il était plus indulgent envers ses jeunes épouses que la plupart des hommes du village, et il avait adopté un certain nombre de coutumes anglaises.
Y compris le thé servi l’après-midi, lequel était prêt lorsqu’ils arrivèrent à la maison, et le mélange des sexes à cette occasion. Ramsès avait espéré avoir une conversation privée avec Selim, mais il n’y avait aucune chance, avec les enfants qui couraient et criaient autour d’eux, et les femmes qui parlaient toutes en même temps. Acceptant une tasse de thé de la plus jeune des épouses de Selim, il sourit à Nefret. Celle-ci tenait le bébé de Selim sur ses genoux. Désirait-elle avoir un autre enfant ? se demanda-t-il. Ils n’en avaient pas parlé. En ce qui le concernait, deux suffisaient amplement. Il ne voulait pas que Nefret endure de nouveau cette épreuve de sang et de souffrances. Être père était une responsabilité tellement énorme. Une douzaine de fois par jour, il se demandait s’il s’y prenait bien.
Le dépôt de son thé éclaboussa le sol mais il réussit à ne pas lâcher sa tasse tandis que Davy grimpait sur ses genoux. Il serra contre lui le petit corps chaud. Peut-être s’y prenait-il bien.
Kadija les observait par-dessus son voile. Elle était la seule des femmes à ne pas se dévoiler en présence de Ramsès. Sa mère lui avait souvent rappelé que, depuis le mariage de David avec Lia, ils formaient une seule et même famille, mais Kadija était issue d’une tribu nubienne où les vieilles traditions étaient tenaces. Toutefois, elle avait finalement consenti à appeler Ramsès par son prénom.
— Comment vous êtes-vous blessé à la main, Ramsès ? demanda-t-elle. Cela ressemble aux marques laissées par les griffes d’un animal.
Il jeta un coup d’œil à son poignet, que dénudait sa manche de chemise retroussée. Les égratignures étaient plus profondes qu’il ne l’avait cru, hachées et vilaines.
— Un petit souvenir d’un homme du nom de François, répondit-il. Bien qu’il ait un comportement bestial, des ongles acérés, et un certain empressement à s’en servir. Ce n’est rien.
Il voulut rabattre le poignet de sa chemise, mais il en fut empêché par Davy. Celui-ci saisit sa main et déposa des baisers humides sur les égratignures en murmurant d’un air affligé (ou peut-être en psalmodiant des incantations).
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? s’exclama Nefret en posant le bébé par terre.
— Ce n’est rien, répéta Ramsès.
Kadija se leva et entra dans la maison.
— Pas le fameux onguent vert ! s’insurgea Ramsès. Il laisse des taches indélébiles sur les vêtements. Je te remercie, Davy, tu as fait du bon travail. Je me sens mieux maintenant.
— Je n’ai jamais réussi à isoler l’ingrédient efficace, mais cet onguent a sans conteste des propriétés antiseptiques et anti-inflammatoires, déclara Nefret. Les ongles humains sont sales, et cela m’étonnerait fort que François ait recours aux services d’une manucure. Ces égratignures auraient dû être désinfectées immédiatement.
— De qui parlez-vous ? demanda vivement Selim. Qui est cet homme qui ressemble à un animal sauvage ? Un nouvel ennemi ?
— Rien de la sorte, répondit Ramsès.
Kadija réapparut, apportant un petit pot, et Ramsès se résigna. Tandis qu’elle étalait la mixture sur son poignet, il narra l’incident à Selim. Le beau visage de Selim se rembrunit. Il avait été à leurs côtés au cours de plusieurs de leurs aventures périlleuses, et il prenait un énorme plaisir à une bonne bagarre.
— Désolé de vous décevoir, Selim, dit Ramsès. Ces gens sont des touristes, et il est peu probable que nous les rencontrions à nouveau. De toute façon, il s’agissait d’un malentendu. Ce gaillard ne me garde pas rancune.
— Hum ! fit Selim.
Les enfants atteignirent très vite une phase que les parents avertis connaissent bien. Pleurs et hurlements de colère juvénile devinrent plus fréquents, et Labiba donna une gifle à Davy qui avait poussé le bébé. Il la gifla à son tour.
— Il est temps de rentrer à la maison, dit Nefret en séparant fermement les combattants. Les enfants sont fatigués.
— Entendu, dit Ramsès.
Il empoigna sa fille, laquelle se lança dans une explication indignée… ou peut-être étaient-ce des protestations. Il reconnut deux mots. L’un ressemblait à du swahili et l’autre à du suédois. On ne pouvait pas dire que l’un ou l’autre avait un quelconque rapport avec la situation.
Daoud serra affectueusement dans ses bras les deux enfants crasseux qui gigotaient, puis il les tendit à Ramsès et Nefret une fois que ceux-ci furent montés à cheval.
— Tu es dégoûtante, fit savoir Ramsès à sa fille. Quelle est cette matière violette sur ton visage ?
Elle lui fit un grand sourire et se frotta le visage sur sa chemise.
Comme d’habitude, les femmes passèrent une éternité à se dire au revoir. Tandis qu’elles échangeaient d’ultimes adieux et des commérages de dernière minute, Selim s’approcha de Ramsès.
— Vous parlerez à la Sitt Hakim de Hassan et du tombeau de mon père ?
— Elle l’apprendra tôt ou tard. Qu’y a-t-il, Selim ? J’ai bien vu que quelque chose vous préoccupait.
Selim tira sur sa barbe.
— Ce n’est pas important. Seulement… qu’a donc fait Hassan pour qu’il se sente coupable et recherche le pardon ?
***
Emerson tempêta lorsqu’il découvrit que j’avais terminé l’article à sa place. Nous eûmes une petite discussion réparatrice, puis il entreprit de réviser mon texte, bougonnant dans sa barbe et lançant des crayons contre le mur. Je me félicitai d’avoir eu cette idée. Elle servait deux buts très utiles : cela obligeait Emerson à achever l’article, ce qu’il n’aurait jamais fait sans mon intervention, et l’empêchait de ruminer à propos du vol et de son impuissance à y remédier. Emerson est toujours grandement soulagé par ses accès de colère, lesquels, à mon avis, sont une excellente méthode pour diminuer un excès de bile.
Comme je m’y attendais, nos télégrammes n’apportèrent aucune information nouvelle. La réponse de Russell arriva le samedi. À l’instar de celui d’Emerson, son style épistolaire était concis. Aucun individu répondant à cette description ou à ce nom ne se trouvait à bord du train. Il n’avait pas gaspillé de mots supplémentaires pour demander des explications. Il connaissait Emerson suffisamment bien pour savoir qu’il n’en obtiendrait pas.
Emerson fit une boulette du papier léger et l’envoya vers le Grand Chat de Rê. Celui-ci la renifla, décida qu’elle n’était pas comestible et l’ignora.
Au moment où nous nous apprêtions à prendre le train le dimanche soir, il n’y avait eu aucune réponse de Sethos. Emerson lui avait télégraphié à ses deux résidences. Sur ma demande, il me montra le texte de son télégramme, et je dois dire qu’il avait transmis l’information nécessaire sans divulguer la vérité. Cela aurait été désastreux, car les employés du bureau du télégraphe auraient colporté la nouvelle dans tout Louxor.
L’agitation initiale de Cyrus avait cédé la place à un état de profond abattement. Il était tiraillé entre deux désirs : se rendre au Caire en toute hâte afin de retrouver le voleur et monter la garde auprès des objets façonnés qui restaient. Cette dernière considération l’emporta, lorsque je lui eus expliqué que, même si Martinelli avait très bien pu échapper à la police, nous n’avions aucune preuve certaine qu’il se trouvât au Caire. La perspective que le malfaiteur pût rôder dans les parages, guettant une occasion d’effectuer un nouveau raid sur le trésor, donna des sueurs froides à Cyrus. Il ne nous accompagna même pas à la gare.
D’autres amis et membres de la famille étaient là. Daoud jugeait qu’il était de son devoir de nous dire au revoir avec les bénédictions appropriées. Il avait revêtu son plus beau cafetan en soie, ainsi qu’il le faisait toujours dans ces cas-là, bien qu’il boudât un peu parce qu’il aurait voulu nous accompagner. Les jumeaux ne venaient pas, eux non plus. Si j’avais bien compris le sens général de leurs remarques, ils étaient tout à fait indignés d’être privés de leurs parents et de leurs grands-parents pendant plusieurs jours. Emerson, qui est un véritable pleutre avec les enfants et les femmes, avait eu l’intention de s’éclipser discrètement, mais Nefret avait rétorqué que nous ne pouvions pas disparaître soudainement sans la moindre explication et sans leur assurer que nous reviendrions. Je partageais son avis, et je commençai à citer divers spécialistes de l’éducation des enfants jusqu’à ce qu’Emerson m’interrompe par son cri habituel : « Ne parlez pas de psychologie avec moi, Peabody ! »
Après avoir fait mes adieux affectueux aux autres, je me tournai finalement vers Selim. J’eus un petit serrement de cœur, moitié de plaisir, moitié de douleur, car il ressemblait tant à son père – plus légèrement bâti et moins grand, mais avec la même prestance aristocratique et les mêmes traits délicatement modelés. Il était le seul que nous eussions mis dans le secret.
— N’oubliez pas, Selim, dis-je doucement, vous devrez ouvrir tous les télégrammes et nous faire parvenir les informations au Shepheard si elles émanent de… lui. Soyez attentif à toutes les rumeurs qui pourraient…
Emerson me cria de monter dans le train, et Selim découvrit ses dents blanches dans un grand sourire.
— Oui, Sitt, vous me l’avez déjà dit. N’ai-je pas toujours obéi au moindre de vos ordres ? Bon voyage, Maassalameh.
Le train s’ébranla lentement dans la nuit – comme d’habitude, il était en retard – et nous nous rendîmes aussitôt au wagon-restaurant, où je prescrivis un verre de vin pour Nefret.
— Je sais que vous détestez laisser les jumeaux, lui dis-je avec compassion. Mais croyez-moi, ma chère enfant, vous vous apercevrez que quelques jours de vacances loin de ces adorables bambins vous feront le plus grand bien. Avec le temps, vous en viendrez à attendre avec plaisir de tels moments.
Un sourire apparut sur le visage pensif de Nefret, et Ramsès dit :
— Un excellent conseil, Nefret, venant d’une personne qui sait de quoi elle parle. Attendiez-vous avec plaisir des jours de vacances loin de moi, Mère ?
— Et comment ! lui affirmai-je.
Ramsès éclata de rire, et les autres firent chorus, mais il me sembla discerner un soupçon de reproche dans le regard de Nefret. Je prescrivis un autre verre de vin.
Les lampes sur la table tremblotaient, les assiettes tintaient, et il était plus prudent de tenir son verre. Nous nous attardâmes sur notre vin, car il n’y avait pas de compagnons plus à l’unisson que nous quatre. Cependant, le wagon-restaurant était bondé et nous ne pouvions pas parler confidentiellement. Avant de nous retirer pour la nuit, nous tînmes un petit conseil de guerre dans le compartiment-couchette que nous partagions, Emerson et moi.
— Retenez bien mes paroles, déclarai-je. Monsieur… Qu’avez-vous dit, Emerson ?
— J’ai dit, nous le faisons toujours, marmonna Emerson en mordillant le tuyau de sa pipe.
— Oh, merci, mon cher Emerson. Comme je le disais, si M. Russell apprend que nous sommés au Caire, il viendra nous trouver et exigera de savoir pour quelle raison nous lui avons demandé d’appréhender un inoffensif voyageur, et ce que nous avons en tête maintenant. Nous devons déterminer ce que nous lui dirons, si nous lui disons quoi que ce soit.
Emerson ouvrit la bouche. Je poursuivis, en élevant légèrement la voix, car je préconise toujours un exposé des faits méthodique.
— Encore plus important, qu’allons-nous dire à Walter et Evelyn ? Ils ignorent tout de notre parenté – de leur parenté, en fait – avec Sethos. Pourtant, il est également le frère de Walter et, à mon avis…
— C’est aussi le mien, déclara Emerson, profitant d’un instant de silence de ma part comme je m’interrompais pour respirer.
— Je vous demande pardon ? m’exclamai-je avec surprise.
Emerson m’adressa un large sourire.
— Vous pensiez que j’aurais l’audace de diverger d’opinion avec vous ? Le temps du secret est révolu, j’en conviens. Nous nous attirerons peut-être des désagréments de la part du War Office en révélant les activités de Sethos en tant qu’agent des services de renseignements britanniques, mais je ne vois pas que nous ayons le choix. Tout le reste n’a guère de sens, à moins que cela ne soit reconnu. Et, ainsi que vous le diriez, ma chère Peabody, les demi-vérités sèment une plus grande confusion que des mensonges complets. Si je connais bien Walter, ce pauvre garçon sans malice sera ravi de découvrir qu’il a un autre frère.
— Tante Evelyn le sera peut-être moins, fit observer Ramsès. (Comme son père, il avait desserré sa cravate et déboutonné sa chemise dès que nous avions été dans l’intimité.) Cette pauvre femme sans malice a espéré pendant des années que nous allions nous en tenir à l’archéologie et cesser de côtoyer des criminels.
Pelotonnée sur la banquette à côté de Ramsès, la tête appuyée sur son épaule, Nefret dit d’une voix somnolente :
— Dans ce cas, elle devrait être soulagée d’apprendre que le plus grand des criminels n’est plus un ennemi mais un ami et un parent.
— Nous devons procéder ainsi, acquiesçai-je. Excellent, ma chère enfant. David sait déjà que Sethos travaille pour les services de renseignements, et je suis sûre qu’il l’a dit à Lia. Il lui dit tout.
— C’est plus que probable. Ni l’un ni l’autre n’y ont jamais fait allusion dans leurs lettres, mais ils ne prendraient pas un tel risque, n’est-ce pas ? (Nefret leva sa main devant son visage pour dissimuler un bâillement.) Excusez-moi.
— Je vous en prie, répondis-je. Ramsès, emmenez donc votre femme au… euh, dans votre compartiment. Elle dort à moitié.
Une fois qu’ils furent partis, Emerson me fit comprendre qu’il était prêt à suivre leur exemple, aussi sonnai-je le garçon pour qu’il prépare nos couchettes. Nous sortîmes dans le couloir. Emerson eut un petit rire.
— Il me tarde d’apprendre à Walter qu’il a un frère inconnu, lequel est non seulement né de la main gauche…
— Une expression plutôt vulgaire, Emerson.
— Moins que d’autres qui viennent spontanément à l’esprit. Lequel, donc, est non seulement tel que je disais, mais a également enfreint au moins cinq des Dix Commandements.
— Ce sera un choc pour lui, admis-je.
— Cela lui fera du bien, répliqua Emerson sans la moindre pitié. Il a eu une vie très protégée et risque fort de devenir un être borné à l’esprit étroit.
Cette pensée – et une autre qu’il mit à exécution dès que le garçon fut parti –, l’empêcha de poursuivre cette discussion. Une fois qu’il eut regagné sa couchette, j’entendis la respiration profonde qui indiquait l’assoupissement. Le sommeil ne vint pas aussi facilement pour moi.
Ne pas avoir de nouvelles de Sethos était frustrant mais pas catastrophique. Il était peut-être en voyage… temporairement, on pouvait seulement l’espérer. Je jugeais tout à fait possible que l’ignoble Italien eût cherché refuge auprès de ses anciennes connaissances dans le réseau criminel de Sethos… en supposant qu’elles fussent toujours au Caire. Bon sang, pensai-je en me retournant à grand-peine dans l’étroite couchette, comment agir de façon efficace avec tant d’inconnues ? J’aurais dû mettre Sethos au pied du mur des années auparavant et exiger un compte rendu complet de l’état actuel de l’organisation et de l’endroit où se dissimulaient ses complices. Certes, mais ses visites avaient été de courte durée et peu fréquentes, et il y avait eu bien d’autres sujets de conversation – sa liaison orageuse avec la journaliste Margaret Minton, la tombe et son contenu stupéfiant, les jumeaux, la maison en Cornouailles, laquelle appartenait à Ramsès mais qu’il avait prêtée de bon cœur à son oncle, et Molly, la fille de Sethos.
En dépit – ou peut-être à cause ! – du fait que les femmes trouvaient Sethos très séduisant, ses relations avec le beau sexe n’avaient guère été satisfaisantes. Des années durant, il avait professé un attachement pour mon humble personne – une cause perdue entre toutes, puisque Emerson ne l’aurait jamais permis même si ma dévotion pour mon époux avait faibli. Ces dernières années, il avait reporté son affection sur Margaret, laquelle le lui avait rendu avec une force (au moins) égale. Mais Margaret avait sa propre position durement acquise, en tant que journaliste et correspondante spécialisée dans les questions du Moyen-Orient, et elle ne voulait pas s’engager avec un homme qui faisait passer ses activités dangereuses avant elle. Le patriotisme, c’est bien beau, mais une femme aime savoir où se trouve un homme et ce qu’il fait au juste, surtout lorsqu’existe l’éventualité qu’un jour il franchisse la porte de la maison pour ne jamais revenir.
Et puis il y avait eu Bertha, la maîtresse de Sethos et sa complice durant ses années vouées au crime. Très éprise de lui au début de leur liaison, son amour de tigresse s’était changé en fureur lorsqu’elle avait eu vent de sa passion sans espoir pour moi. Elle était morte d’une mort violente de la main de mes amis après avoir tenté plusieurs fois de me tuer, mais pas avant d’avoir mis au monde la fille de Sethos.
Nous avions rencontré Molly – ou Maryam, pour utiliser son vrai prénom – une seule fois, alors qu’elle avait quatorze ans et que nous ignorions la véritable identité de Sethos et la sienne. Peu de temps après, elle avait appris certains faits troublants à propos de la mort de sa mère, et elle s’était enfuie de la maison paternelle. Malgré son insouciance coutumière, je savais que Sethos se sentait coupable et était très inquiet à son sujet, mais ses efforts pour la retrouver avaient été vains. Nous ne l’avions pas vue ni eu de ses nouvelles depuis des années.
La lune à son décours glissa de longs doigts argentés à travers les interstices des rideaux. Il était très tard. Je chassai toutes ces pensées de mon esprit. Finalement, la respiration régulière d’Emerson et le roulis du wagon me bercèrent, et je m’endormis.
Un an après l’Armistice, Le Caire ressemblait toujours à une place forte. En contrebas de la terrasse du Shepheard, une foule était massée autour d’un jeune orateur qui dissertait dans un arabe éloquent sur l’injustice britannique et le droit inaliénable de l’Égypte à l’indépendance. Les tentatives des portiers pour le faire taire étaient contrariées par les coups d’épaule et les bousculades de ses partisans, et les plus peureux des clients étrangers de l’hôtel réputé se tenaient à l’écart, appréhendant de passer près de l’attroupement. Nous fîmes halte pour écouter.
— Quelqu’un que vous connaissez ? demanda Emerson à Ramsès.
Celui-ci avait eu maille à partir autrefois, de façon fort peu orthodoxe, avec l’un des groupes nationalistes.
— Sapristi, c’est Rashad ! s'exclama Ramsès. La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il était en prison.
L’orateur l’aperçut au même moment et s’interrompit net au milieu d’une phrase. Son regard enflammé alla de Ramsès à Emerson, tous deux bien en évidence en raison de leur haute taille. Je serrai plus fort mon ombrelle.
Rashad montra les dents et pointa un index tremblant vers Ramsès, mais, avant qu’il puisse parler, l’un des spectateurs cria :
— C’est le Maître des Imprécations et son fils, et la Sitt Hakim son épouse, et la Lumière d’Égypte. Soyez les bienvenus ! Êtes-vous venus pour parler en notre faveur et défendre notre cause ?
— Certainement ! cria Emerson pour se faire entendre au-dessus du chœur des salutations.
Je saisis son bras.
— Pas maintenant, Emerson !
— Euh, peut-être pas, concéda-t-il.
Il éleva la voix jusqu’au ton qui lui avait valu, ainsi que sa maîtrise des jurons, son surnom égyptien.
— Dispersez-vous, mes amis, et emmenez Rashad. La police arrive.
Un détachement de cavalerie approchait de l’endroit avec fracas, commandé, comme il était d’usage, par un officier britannique. Tout en décampant, Rashad tourna la tête pour nous regarder par-dessus son épaule. Ses lèvres remuèrent. Il était préférable que nous ne pussions distinguer ses paroles, car son visage menaçant suggérait très clairement qu’il ne partageait pas l’attitude amicale de ses partisans. Lorsque le peloton de police survint, tous étaient partis.
Peut-être serait-il utile que je rappelle à mes Lecteurs moins bien informés (une infime minorité, mais néanmoins digne de considération) le contexte historique afin d’expliquer pourquoi un officier britannique commandait des troupes égyptiennes, et pourquoi Le Caire bouillonnait d’un esprit de révolte. Bien qu’elle eût été de fait une province de l’Empire ottoman, l’Égypte avait été placée sous contrôle britannique depuis le milieu du XIXe siècle. En 1914, elle avait été déclarée protectorat britannique et occupée militairement, lorsque les Turcs menaçaient le canal de Suez et que l’on redoutait que les Égyptiens ne soutiennent leurs coreligionnaires musulmans contre une puissance occupante qu’ils avaient toujours exécrée. Ces peurs ne s’étaient pas concrétisées, à l’exception d’une seule tentative d’insurrection avortée au Caire. La fierté maternelle m’oblige à ajouter qu’elle échoua du fait de Ramsès, lequel s’était fait passer pour un chef nationaliste radical du nom de Wardani afin d’intercepter les armes envoyées par la Turquie au groupe de ce dernier. Sans les efforts de Ramsès, et sans le rôle tout aussi dangereux tenu par David, le Canal aurait très bien pu tomber entre les mains de l’ennemi.
Mais, ainsi que je le disais… ce que l’Égypte voulait, c’était l’indépendance, de la Grande-Bretagne, de la Turquie, ou de toute autre nation. Une fois la guerre terminée, les demandes des nationalistes égyptiens s’étaient accrues.
La réponse de la Grande-Bretagne avait été très mal pesée. Une grave erreur avait été d’exiler le leader nationaliste Zaghlul Pacha. Homme de haute taille et d’une stature impressionnante, c’était un excellent orateur et il était très aimé par le peuple égyptien. Lorsque la nouvelle de sa déportation sommaire fut connue, des émeutes et des manifestations éclatèrent dans toute l’Égypte. Bien que nous ayons été profondément affligés par ce déchaînement de violence, le soulèvement en Haute-Égypte survenu au début de l’année ne nous avait pas affectés personnellement. Nos amis égyptiens étaient trop sensés pour s’impliquer dans ces actions brutales et inutiles, et, naturellement, personne n’aurait osé s’en prendre au Maître des Imprécations et à sa famille.
Le soulèvement fut réprimé par l’armée. Zaghlul Pacha fut libéré et il se rendit à Paris, où la conférence de la Paix tenue par les Alliés devait décider du sort des territoires conquis et occupés. Les demandes de Zaghlul furent ignorées. Le gouvernement britannique exigea que le protectorat fût maintenu. Ce qui eut pour conséquence que le mécontentement ne cessa de couver, des actes de violence isolés furent commis à l’encontre d’étrangers, et des orateurs comme Rashad continuèrent d’ameuter le peuple. La Grande-Bretagne avait accepté d’envoyer une commission d’enquête placée sous la direction de Lord Milner, l’administrateur colonial, mais peu de personnes pensaient que son rapport apporterait les changements réclamés par l’Égypte.
— Une nouvelle complication ! dit Ramsès tandis que nous montions les marches vers la terrasse.
— Pour quelle raison ? demanda vivement Emerson. Kamil el-Wardani vous garde peut-être rancune, à vous et à David, mais il n’est plus dans la course. Zaghlul Pacha est le leader reconnu du mouvement pour l’indépendance. Rashad aurait-il changé de camp ?
— Peu importe, déclarai-je. Nous avons déjà bien assez de soucis, nous n’allons pas devenir des révolutionnaires ! Et nous devons à tout prix empêcher David de fréquenter cette engeance. Emerson, je vous défends formellement de monter sur une caisse à savon pour jouer les orateurs !
— Ici, ils n’utilisent pas de caisses à savon, répliqua Emerson d’un ton suave.
Mon regard alla de son visage souriant et suffisant aux yeux sombres de mon fils, et un fort pressentiment – d’un genre auquel je ne suis que trop habituée – me gagna. Soutenir les droits du peuple égyptien était une chose, et nous l’avions toujours fait. Appeler à la violence et fomenter des troubles était quelque chose de tout à fait différent.
Nous avions pris des chambres au troisième étage du Shepheard, où nous étions comme chez nous. Durant un plus grand nombre d’années que je ne tenais à l’admettre, nous avions séjourné dans cet hôtel au moins une fois chaque saison. La suite comportait deux chambres à coucher, de part et d’autre d’un salon très bien agencé, et deux salles de bains. Avant que Ramsès et elle soient mariés, Nefret avait occupé la seconde chambre et Ramsès la chambre attenante (mais non communicante, je puis le certifier au Lecteur).
Emerson sortit aussitôt sur le balcon du salon et parcourut d’un regard ému les toits et les minarets du Caire. Il m’invita à le rejoindre. Je brûlais d’envie de défaire mes valises, mais il m’était impossible de refuser. Combien de fois nous étions-nous tenus sur ce même balcon, à cet endroit précis, de fait, savourant notre retour dans ce pays que nous aimions tant, et attendant avec plaisir une saison de fouilles très chargée ! Cela semblait si lointain, et pourtant c’était si proche !
Après avoir accordé à Emerson (et à moi-même) quelques instants de nostalgie, je reportai mon attention sur le présent.
— Si le bateau est à l’heure, nos êtres chers arriveront ici demain soir, Emerson. Ce qui nous laisse seulement un peu plus de vingt-quatre heures pour mener à bien nos investigations.
— Quelles investigations ? s’exclama Emerson. Si vous voulez parler de votre sport favori qui consiste à harceler les marchands d’antiquités, renoncez à cette idée immédiatement. Ce serait une perte de temps. Martinelli n’écoulera pas son butin par les filières habituelles.
— Ainsi vous pouvez lire dans ses pensées ?
— Enfer et damnation, Peabody…
— Quel mal y a-t-il à se rendre au souk ? Je dois faire quelques emplettes et, dans la foulée, deux ou trois questions anodines pourraient fournir des informations très utiles.
— Hum ! fit Emerson.
Lorsque les enfants nous rejoignirent pour le déjeuner, Nefret accepta cette proposition avec empressement, même si, à l’instar d’Emerson, elle était d’avis que nous n’apprendrions absolument rien à propos de bijoux volés.
— Il faut que j’achète quelques affaires pour les jumeaux, dit-elle. Ils poussent aussi vite que des mauvaises herbes et ils sont très exigeants pour leurs vêtements.
Ramsès et son père échangèrent des regards de conspirateurs. Ils s’efforçaient de trouver des prétextes pour ne pas nous accompagner. De toute façon, je ne voulais pas d’eux. Emerson était toujours à traîner les pieds et à bougonner, et Ramsès affichait systématiquement une expression de patience exagérée qui était encore plus exaspérante.
— Vous n’avez pas besoin de venir, dis-je. Nefret et moi achèterons des vêtements pour les jumeaux et d’autres objets de première nécessité parfaitement ennuyeux, tels que des draps et des taies d’oreiller, lesquels, selon vous, apparaissent comme par magie. Nous partons, Nefret ? Emerson, j’espère que Ramsès et vous serez sages. Pas de conciliabules avec des voleurs et des espions, pas de discours enflammés à la foule !
— Même chose pour vous, grogna Emerson.
— Emportez votre ombrelle, ajouta Ramsès.
Ce que je fis, bien sûr. Mes ombrelles sont devenues une véritable légende en Égypte. Elles n’étaient plus à la mode, mais j’en emportais toujours une depuis que j’avais découvert qu’elles étaient très appréciables. Elles pouvaient servir de pare-soleil ou de canne, et parfois d’arme défensive. Un coup bien assené sur la tête ou sur les tibias avait raison de la plupart des agresseurs, et les miennes étaient pourvues d’une solide poignée en acier. L’une d’elles contenait même une épée. Grâce aux récits fantaisistes de Daoud, certaines personnes superstitieuses avaient acquis la certitude que mes ombrelles détenaient en outre des pouvoirs magiques. Dans certains quartiers, la seule vue de cet objet meurtrier était suffisante pour obliger un scélérat à capituler. Étant donné que je n’avais aucune raison de redouter un quelconque danger, celle que je pris cet après-midi-là ne faisait pas partie des lourds instruments noirs ; elle était d’un jaune safran délicat, assorti à ma robe.
Nefret et moi menâmes nos courses à bonne fin. Cela ne m’amuse guère d’acheter des draps mais, lorsqu’une tâche est nécessaire, je l’accomplis avec efficacité et minutie. Faire l’achat de vêtements pour les jumeaux me procura un plus grand plaisir, même si Nefret mit fermement son veto à la plupart des robes à ruchés et des vestes et pantalons miniatures que j’aurais choisis. Elle avait raison, indubitablement. Même Fatima renâclait à l’idée de repasser les dizaines de robes que Charla portait l’espace d’une seule semaine.
Après avoir pris le thé au Groppi, nous rentrâmes à l’hôtel pour découvrir que nos achats avaient été déjà livrés. Le suffragi avait déposé les paquets dans le salon, et nous étions occupées à vérifier que tout était en ordre lorsque Ramsès revint.
— Avez-vous trouvé tout ce que vous vouliez ? demanda-t-il en prenant une chaise.
— Oui, mon cher garçon, je vous remercie pour votre intérêt, répondis-je. Où est votre père ?
— Il n’est pas encore rentré ?
— Non. Je pensais que vous étiez allés quelque part ensemble.
— Étions-nous censés le faire ?
— Arrêtez cela ! ordonnai-je.
Faire des emplettes est toujours épuisant (ce qui est l’une des raisons pour lesquelles les hommes laissent les femmes s’en charger) et l’habitude de Ramsès de répondre à une question par une autre question avait pour but, je n’en doutais pas, de me taquiner.
— Oui, Mère. Père est parti faire une course de son côté. Il a décliné mon offre de l’accompagner, et il n’a pas dit en quoi consistait cette course.
— Hummm, dis-je. Et qu’avez-vous fait ?
Le sourire amusé de Ramsès s’estompa. Cette fois, il lui était impossible de se soustraire à une réponse catégorique.
— Je suis allé voir Rashad.
Nefret lâcha la petite chaussure qu’elle examinait.
— Pas seul ! s’exclama-t-elle.
— Si l’on excepte plusieurs centaines de touristes, vendeurs, commerçants et divers habitants du Caire, répondit Ramsès. Je m’étais dit qu’il avait peut-être gardé l’appartement qu’il occupait voilà plusieurs années, lorsque je me suis faufilé par sa fenêtre depuis le dos d’un chameau. En l’occurrence, c’était le cas. Mais il n’était pas chez lui.
— Pourquoi vouliez-vous le voir ? demandai-je.
Ramsès se renversa dans sa chaise et alluma une cigarette.
— Je désirais savoir pourquoi il était revenu au Caire et où était passé son ancien chef. Si Wardani projette quelque mauvais coup, il essaiera peut-être de recruter à nouveau David.
— Mais il sait certainement que David l’a déjà trahi, m’écriai-je avec inquiétude. Il est peu probable que Wardani lui fasse encore confiance, n’est-ce pas ?
— Sait-on jamais ? Wardani est un homme pragmatique. S’il juge que David peut lui être utile, il pourrait très bien fermer les yeux sur ses écarts de conduite passés.
— Nous ne pouvons permettre cela, dis-je. Toutefois, je ne vois pas l’intérêt de devancer les ennuis. Avez-vous pris votre thé, mon cher garçon ? Nefret et moi sommes allées au Groppi, mais je vais demander au suffragi de vous en apporter un, si vous voulez.
— Je vous remercie, je vais attendre Père.
Nous fûmes obligés de patienter un certain temps. Finalement, Emerson revint, dans un état inhabituel de désordre, même pour lui. Pour commencer, il n’avait pas de chapeau – il les perdait si souvent que je n’insistais plus pour qu’il en porte – et ses cheveux étaient ébouriffés. Sa cravate était défaite, sa veste déboutonnée, et sa chemise était maculée d’une substance noire et huileuse.
— Bonté divine, que vous est-il arrivé ? m’enquis-je. On dirait de l’huile. Êtes-vous tombé ?
Emerson baissa les yeux vers sa poitrine.
— Comment ? De l’huile ? Une chute ? Non. Oui. Encore une chemise bonne à jeter, n’est-ce pas, très chère ?
Il rit bruyamment et de manière peu convaincante.
— Voulez-vous prendre un thé, Emerson ? demandai-je.
— Non, non. Et si nous allions dîner dans le souk ?
J’avais prévu de dîner au Shepheard dans l’espoir de rencontrer des relations et d’apprendre les derniers potins, mais cela ne me dérangeait pas de faire cette petite concession à l’entente conjugale. Emerson n’aime pas les hôtels luxueux, les tenues de soirée et la plupart de mes connaissances. Aussi mîmes-nous des vêtements plus appropriés pour les ruelles jonchées d’immondices et les bâtisses crasseuses du Khan el-Khalili, et je changeai d’ombrelle.
— Pas votre ombrelle-épée ! s’insurgea Emerson. Ne me dites pas que vous avez eu l’une de vos prémonitions, Peabody, car je ne le supporterai pas !
— Rien de la sorte, très cher. Juste une petite précaution.
Retourner dans le Khan el-Khalili était un voyage dans le passé. De légers changements n’avaient pas modifié l’aspect général de l’endroit – une caverne d’Aladin remplie de lampes en cuivre brillantes, de tables basses incrustées de nacre, de tapis semblables à des jardins de fleurs tissés, de magnifiques sandales en cuir et de bracelets en argent. On nous saluait de tous côtés et le visage d’Emerson rayonnait de joie, même lorsque Nefret ou moi nous arrêtions pour examiner un bijou ou un brocart de Damas entrelacé de fils d’or. Il alla même jusqu’à me permettre de rendre visite à plusieurs marchands d’antiquités, dont notre vieille connaissance Aslimi. Celui-ci ne fut pas ravi de nous voir, mais il faut dire qu’il ne l’était jamais. Emerson le rendait extrêmement nerveux. Cependant, je ne notai chez lui aucun degré inhabituel de nervosité ni le moindre signe de culpabilité. Et il n’y eut aucune réaction de sa part ni des autres marchands à la seule question que nous osâmes poser : « Avez-vous quelque chose d’intéressant ? »
— J’espère que vous êtes satisfaite, Peabody, dit Emerson tandis que nous continuions de flâner.
— Je ne suis pas du tout satisfaite, Emerson. Si Martinelli n’a pas écoulé son butin à Louxor ni chez aucun des marchands d’antiquités du Caire, qu’en a-t-il fait ?
— Il l’a vendu à un acheteur privé, naturellement, répondit Emerson avec impatience. Et maintenant, pouvons-nous aller dîner ? Où ?
— Il serait préférable que ce soit chez Bassam, dit Nefret. Si nous dînons ailleurs et qu’il l’apprenne – ce qu’il fera à coup sûr – il sera blessé au vif.
Emerson émit un reniflement de dédain devant la considération de Nefret pour les sentiments de Bassam mais, étant donné que c’était son restaurant préféré, il ne souleva aucune objection. Bassam accourut pour nous accueillir. Ses avant-bras luisaient de sueur, car il était le cuisinier aussi bien que le propriétaire du restaurant. Il ne fut pas du tout surpris de nous voir. Il avait appris notre arrivée, et notre présence dans le Khan. Où pourrions-nous dîner, sinon chez lui ?
— Bien. (Emerson examina le tablier de Bassam… la chose la plus proche d’un menu que cet établissement proposait.) Puisque vous nous attendiez, vous avez sans aucun doute préparé l’un de ces mets délicats que vous ne cessez de nous promettre… autruche ou antilope.
Ce n’était pas le cas. Les offres de Bassam n’étaient que des gestes de bonne volonté extravagants et illusoires, elles ne seraient jamais acceptées, il le savait très bien.
Bassam aimait faire connaître notre présence à tous. C’est pourquoi notre table se trouvait, comme d’habitude, près de la porte ouverte du restaurant. C’était quelque peu fâcheux, car des passants s’arrêtaient continuellement pour nous saluer et, de temps en temps, un mendiant s’enhardissait suffisamment pour encourir la colère de Bassam en nous demandant l’aumône. Ce soir-là, il fit déguerpir la plupart d’entre eux, mais après le repas, alors que nous savourions son excellent café, un homme en guenilles profita de son absence temporaire pour se couler auprès de Ramsès et avancer les mains de façon éloquente. Ramsès lui tendit deux ou trois pièces de monnaie… et reçut en retour un bout de papier plié en deux. Après avoir accompli cette manœuvre, laquelle avait été exécutée avec dextérité, tel un tour de passe-passe, le mendiant s’éclipsa promptement.
— Comme c’est étrange ! m’exclamai-je. Que dit ce billet, Ramsès ?
Les sourcils expressifs de Ramsès se haussèrent tandis qu’il lisait.
— C’est Rashad. Il veut me voir.
— Non ! s’écria Nefret.
— Sous aucun prétexte ! renchéris-je.
— Très chères, dit Emerson. Je vous en prie.
C’était une remontrance bénigne, de la part d’Emerson, mais le ton de sa voix nous réduisit au silence, Nefret et moi. Emerson poursuivit :
— Eh bien, Ramsès ?
— Il dit… (Ramsès regarda à nouveau les caractères en arabe.) Il dit qu’un danger attend David au Caire. Il veut le mettre en garde.
— Quel danger ? demandai-je.
— Il me le dira lorsque je le verrai. Je dois y aller, il s’agit peut-être d’une fausse alerte, mais si c’est vrai…
— Pas seul, dit Nefret.
— Si, je dois venir seul, il est très clair sur ce point. Pensez-vous que l’un d’entre vous pourrait me suivre à son insu ? On nous surveille, c’est évident. Il ne peut pas s’agir d’un piège, ajouta-t-il avec impatience. Il a signé de son nom et il donne des indications très précises pour s’y rendre. Ce n’est pas très loin d’ici. Connaissez-vous cet endroit, Père ?
Emerson lut le message.
— Je peux le trouver.
Ramsès se leva.
— Attendez-moi ici. Je serai de retour dans une heure au plus.
Il disparut au sein de l’obscurité.
— Il pourrait s’agir d’un piège, dis-je.
— En effet, acquiesça Emerson. Bassam, apportez-nous du café, s’il vous plaît.
Nefret demeura silencieuse. Ses yeux immenses étaient fixés sur le visage d’Emerson. Il lui sourit et lui tapota la main.
— Vous n’auriez pas pu le retenir, ma chère enfant, et vous n’en aviez pas l’intention… alors qu’une menace pèse sur David.
— Je suis incapable de l’attendre ici pendant une heure, répondit Nefret d’une voix tendue.
— Vous n’aurez pas à le faire. Nous allons laisser à Ramsès, et à la personne qui le suit peut-être, suffisamment de temps pour parcourir un bout de chemin. Dix minutes, ensuite nous nous rendrons sur place.
C’était un plan parfait, qui n’aurait dû comporter aucune faille. Rashad n’avait pas donné de nom de rue. Le Caire ne se targue pas de telles commodités, sauf dans les quartiers européens modernes. Cependant, les indications étaient très précises, et Emerson était certain que nous avions trouvé le bon endroit. Mais il n’y avait personne là-bas, excepté une demi-douzaine de familles très pauvres avec une ribambelle d’enfants, qui nièrent avoir vu Rashad ou Ramsès. Tremblant devant le tonnerre de la voix d’Emerson et la vue de mon ombrelle redoutable, elles protestèrent de leur innocence en des termes qu’il était impossible de mettre en doute. Néanmoins, nous fouillâmes la maison sordide de fond en comble. Nous ne trouvâmes Ramsès nulle part.